Résumé en français

  • Cet article est une réflexion sur la question centrale du livre de Lakoff et Johnson, Les métaphores dans la vie quotidienne, c'est-à-dire "la capacité de la métaphore à produire de la connaissance".
  • Après avoir recensé puis décrit les positions de différents auteurs sur le rôle cognitif de la métaphore, nous nous proposons à la fois de les expliquer et de les dépasser en exposant la nôtre. Ces positions s'inscrivent dans une combinatoire où figurent:
                       - le pour et le contre exclusifs l'un de l'autre,
                       - le compromis et le rejet plus ou moins intriqués.
  • Nous montrerons en conclusion que, loin d'apporter des perspectives nouvelles en réhabilitant la métaphore en sciences, Lakoff et Johnson se privent et nous privent aussi bien de moyens que de terrains de connaissance.
  • mots-clés : métaphore, connaissance, objectivisme, subjectivisme, logique, combinatoire, linguistique, fantasme, identification, découverte scientifique.

English abstract


  • This essay is a reflection on the key issue raised in Lakoff and Johnson's book Metaphors We Live By, i.e. the capacity the metaphor has to produce knowledge.
  • We first survey and then go through the positions of several authors regarding the cognitive role of the metaphor, and we then propose to explicate these positions as well as go beyond them while developing our own.
  • These positions are inscribed in a scheme listing:
                       - pros and cons mutually exclusive,
                       - compromise and rejection more or less intermeshed.
  • We will finally demonstrate that, far from offering new perspective by reinstating metaphor in science, Lakoff and Johnson deprive themselves and ourselves of some of the means as well as of a few fields of knowledge.
  • key words : metaphor, knowledge, objectivism, subjectivism, logics, combinatory, linguistics, fantasy, identification, scientific discovery.



MÉTAPHORE ET CONNAISSANCE
La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil (René Char)

[L’usage fréquent que nous faisons des citations, dont nous accentuons souvent certains termes, se justifie par notre méthode même, qui fait du mot-à-mot de la métaphore la voie royale de notre analyse.
Toutes les citations de Lakoff et Johnson sont extraites du même livre, donc nous n’en répèterons plus la référence ci-dessous.]

1) La dichotomie : « pour ou contre » la métaphore

. L’opposition
objectivisme / subjectivisme relevée et dénoncée par Lakoff et Johnson dès le début de leur livre se trouve déjà formulée avec une grande clarté par Jean Molino dans « Anthropologie et métaphore » (Molino, 1979b) :
« Un des partages les plus profonds de notre culture est celui qui oppose le
rationnel à l’irrationnel. Sous les formes les plus diverses, le couple se reforme dans tous les champs du savoir : il y a d’un côté la solidité d’un réel dans sa vérité objective et cohérente, et de l’autre les illusions d’une subjectivité qui se livre sans entraves à ses démons intérieurs »…

[Dorénavant, les couples d'opposés relevés par les différents auteurs cités seront typographiquement signalés par l'alternance
gras/italique].

. Parmi les auteurs qui choisissent un camp contre l’autre (le « pour » ou le « contre »), deux cas de figure se rencontrent :


a) La plupart tombent d’accord pour qualifier la métaphore en termes d’écart, et seule la valeur positive ou négative attribuée à cette qualification change selon le camp où l’on se range. À propos de poésie, donc de figures, le Groupe µ (Groupe µ, 1982) relève le terme d’écart, attribué à Paul Valéry :
« Parmi les équivalents proposés, souvent innocemment, on relève encore abus (Valéry), viol (J. Cohen), scandale (R. Barthes), anomalie (T. Todorov), folie (Aragon), déviation (L. Spitzer), subversion (J. Peytard), infraction (M. Thiry), etc. »…
Ces qualifications où la métaphore est tirée du côté de
l’anomalie sont investies positivement ou négativement par ses défenseurs ou ses adversaires, alimentant les mythes de l’objectivisme et du subjectivisme tels que les décrivent Lakoff et Johnson :



Le mythe de l’objectivisme :

  • « Le monde est constitué d’objets indépendants de l’observateur …
  • Nous acquérons notre connaissance du monde en faisant l’expérience des objets qui le constituent …
  • Nous appréhendons les objets du monde au moyen de catégories et de concepts qui correspondent à des propriétés inhérentes des objets et à des relations entre les objets …
  • La réalité objective existe. La science peut en dernier ressort nous donner une explication correcte, définitive et générale de la réalité …
  • Les mots ont des sens fixes
  • Les hommes peuvent être objectifs … s’ils usent d’un langage qui est clairement et précisément défini, direct et sans ambiguïté, et qui correspond à la réalité … ». 

Quelques exemples de ce mythe :

  • Parker 1666 (Groupe µ, 1982) : « Ainsi les imaginations débauchées et luxuriantes (des termes métaphoriques) se faufilant dans le lit de la Raison, non seulement le souillent par leurs caresses impures et illégitimes, mais, au lieu de notions et de conceptions vraies des choses, elles imprègnent l’esprit de fantasmes inconsistants »… 
  • Hobbes (Molino, 1979b) : « Pour conclure, la lumière de l’esprit humain, ce sont les mots clairs, épurés, en premier lieu, et purgés de toute ambiguïté par des définitions exactes … Au contraire, les métaphores, les mots ambigus ou qui ne veulent rien dire, sont comme des feux follets : s’en servir pour raisonner, c’est errer parmi d’innombrables absurdités ; leur aboutissement, ce sont les conflits, les discordes, le mépris »…
  • Charles Bally1666 (Groupe µ, 1982) : « le premier homme qui a appelé un bateau à voile une voile [synecdoque] a fait une faute »… Et ailleurs : « Toutes les fois qu’on peut remonter à la source d’une image, on se heurte à quelque infirmité de l’esprit humain … La plus grande imperfection dont souffre notre esprit est l’incapacité d’abstraire absolument, c'est-à-dire de dégager un concept, de concevoir une idée en dehors de tout contact avec la réalité concrète … Telle est l’origine de la métaphore » …

Le mythe du subjectivisme
, toujours d’après Lakoff et Johnson :

  • « Nos propres sens et nos intuitions sont les meilleurs guides pour l’action
  • Ce qui compte le plus dans notre vie, ce sont les sentiments, la sensibilité esthétique, les pratiques morales et la conscience spirituelle, qui sont purement subjectifs
  • L’art et la poésie transcendent la rationalité et l’objectivité et nous mettent en contact avec la réalité de nos émotions et de nos intuitions
  • Le langage de l’imagination, en particulier la métaphore, est nécessaire pour exprimer les aspects de notre expérience qui sont uniques
  • L’objectivité peut être dangereuse, injuste, inhumaine. La science ne nous est d’aucune aide pour les questions les plus importantes de notre vie … » …

Quelques exemples :

  • Baudelaire (Groupe µ, 1982) : « Le beau est toujours bizarre »…
  • Le Guern (Le Guern M., 1972) parlant des surréalistes : « la véritable métaphore a besoin de trop de liberté pour s’épanouir dans le cadre d’une série d’analogies préétablies et contraignantes. C’est ce besoin de liberté qui explique la dévotion des surréalistes à une métaphore qui ne soit que métaphore, refusant d’être symbole »…

Dans ces deux positions, le rôle proprement cognitif de la métaphore n’est pas reconnu, puisque ou bien elle est censée n’engendrer que l’erreur, ou bien le type d’expérience singulière qu’elle exprime se veut « hors-la-science »…

b) Quelques auteurs sont d’accord avec leurs adversaires sur l’attribution de valeurs à certains qualificatifs (par exemple ouvert : valorisé / fermé : dévalorisé, mais échangent les qualifications pour renverser le jugement. Dans le livre d’A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini (Koyré, 1973), la métaphore est mise cette fois, avec l’analogie jugée négativement, du côté du monde clos des anciens, peuplé de correspondances et d’harmonies préétablies, que la science moderne brise au contraire pour ouvrir sur l’univers infini ...

2) La " troisième voie "

D'autres auteurs cherchent soit à
concilier soit à dépasser les oppositions : ils vont donc réhabiliter la métaphore, en la tirant le plus souvent du côté de l'analogie, qui fait alors l'objet d'un jugement positif.

 

a) La valorisation simultanée (affirmation simultanée) du métaphorique et du non-métaphorique se fait en refusant la coupure, en affirmant la continuité et l'intrication des deux pôles dans la connaissance :

 

  • Ainsi Michel Le Guern (Le Guern M., 1972), quand il s'interroge sur les motivations de la métaphore. Examinant la première fonction que la rhétorique latine attribue au langage, docere, qui correspond à la transmission d'une information logique, il justifie le rôle cognitif de la métaphore, non certes dans son aptitude à produire de la connaissance, mais du moins dans sa capacité à la communiquer : « La métaphore offre au langage des possibilités d'économie ... de formulation synthétique ... Par le tri qu'elle fait opérer entre les éléments de signification, la métaphore permet de débarrasser la communication d'un certain nombre d'éléments qui l'alourdissent inutilement ... [Elle a aussi un] rôle de dénomination : si la métaphore permet de donner un nom à une réalité à laquelle ne correspond pas encore de terme propre, elle permet aussi de désigner les réalités qui ne peuvent pas avoir de terme propre. Elle permet de briser les frontières du langage, de dire l'indicible »...
  • Robert Blanché (Blanché, 1972), sans se prononcer sur le rôle de la métaphore, fournit en quelque sorte le cadre où se développera l'argumentation de Jean Molino, et dans un tout autre registre celle de Lakoff et Johnson :
    "
    L'abstrait pur, le concret pur, sont les deux pôles par rapport auxquels s'organise toute connaissance … Aujourd'hui F. Gonseth refuse la coupure. Il n'y a pas plus d'abstrait autonome que de concret pur. L'abstrait ne se conçoit qu'engagé dans une certaine réalisation, un "modèle" où l'esprit l'aperçoit … Le rapport se trouve rétabli entre le rationnel et l'empirique, l'abstrait et le concret, la forme et le contenu … Le nominalisme et le phénoménisme se tempèrent "…
  • Jean Molino, dans sa remarquable analyse intitulée " Métaphores, modèles et analogies dans les sciences " (Molino, 1979a] décrit l'opposition historiquement constituée entre la langue pure de la science et le langage quotidien métaphorique, puis conteste " cette épopée de la pureté scientifique ", laquelle " n'est qu'un mythe "…
    Cette séparation, cette coupure conduisent Bachelard, " Docteur Jekyll de la
    science, Mister Hyde de la poésie ", à vivre " la contradiction métaphorique entre le pur et l'impur "… Il s'agit bien de métaphores dans les deux cas, le pur n'est pas moins métaphorique que l'impur, paradoxe que souligne Molino : " l'inquiétude et le doute nous viennent lorsque nous voyons la richesse des métaphores utilisées pour nous dire et nous prouver que la science doit s'éloigner de la métaphore "… Il oppose à Bachelard la " continuité entre les stratégies intellectuelles à l'œuvre à l'état concret et à l'état abstrait [continuité assurée par] la présence constante de l'analogie " … La métaphore se voit ainsi réhabilitée : " il [Bachelard] a condamné la métaphore, mais la métaphore s'est bien vengée " …
          Pour Molino le rôle de la métaphore et de l'analogie en sciences ne saurait être récusé, car :
      - Elles ont une valeur didactique (cf supra la fonction docere de M. Le Guern), par exemple " le noyau entouré de ses électrons est analogue au soleil entouré de ses planètes "… " Or bien souvent… l'ontogénèse de la science récapitule sa phylogénèse " (modèle atomique de Rutherford).
      - La majeure partie des termes scientifiques a une origine figurée, en physique (corpuscule, onde, etc.), dans le lexique mathématique (boule, pavé, treillis). " Le nom établit un lien entre l'ancien savoir et le savoir nouveau où s'insère le concept original … Les analogies jouent un rôle indéniable dans la genèse du concept "…
          Au terme d'une analyse exemplaire de ce rôle, Molino conclut :
    " Les systèmes symboliques utilisés dans les sciences ont des propriétés analogues à celles des langues naturelles : le
    flou, l'approximation, l'extension analogique et la métaphore … Il ne faut pas sacrifier les systèmes symboliques iconiques aux systèmes de signes arbitraires : les deux sont indispensables aux démarches de la connaissance … Pensons à l'importance du langage géométrique, c'est-à-dire d'un type particulier de visée figurative, quelque abstraite qu'elle soit, dans la mathématique moderne depuis Riemann "… Ainsi c'est l'unité profonde de tous les systèmes symboliques qui fonde " la capacité de la métaphore à produire de la connaissance "…
          L'article " Anthropologie et métaphore ", du même auteur (Molino, 1979b), confirme ce rôle dans le champ des sciences humaines :
    " Les travaux de Jakobson, la diffusion des modèles linguistiques, les livres de Lévi-Strauss ont contribué à réintroduire la métaphore en anthropologie en lui donnant le statut d'un outil acceptable de description et d'analyse … Nisbet a bien montré que les concepts les plus fondamentaux de la sociologie et de l'anthropologie étaient encore des métaphores … Dans le symbolisme rituel comme dans les systèmes de croyance, dans les mythes comme dans la magie ou l'activité technique, ce sont les mêmes démarches cognitives qui sont à l'œuvre … Dans tous les cas, nous ne pouvons connaître que dans et par le travail de la métaphore "…

b) Le rejet simultané (ou négation simultanée) de l'objectivisme et du subjectivisme, le " ni l'un ni l'autre " effectif ne se rencontre pas chez les auteurs que nous avons analysés; il s'agit plutôt d'un " ni tout l'un ni tout l'autre " qui remplace les éléments rejetés par une ou plusieurs alternatives.


  • Un rejet de la dichotomie rationalisme / empirisme au sein de la science elle-même prépare déjà la voie :
  • " Kant avait cru pouvoir accorder les deux caractères intuitif et apodictique des mathématiques, rejetant ainsi ce qu'il y avait d'inacceptable à la fois dans l'intellectualisme et dans l'empirisme " (Blanché, 1972).

  • Chez Piaget, " la réduction des lois logico-mathématiques à de simples règles de langage, la réduction de l'expérience physique à l'appréhension d'un phénomène antérieur à toute conceptualisation, sont démenties par la psychologie génétique, … contrairement à la thèse empiriste et contrairement à la thèse nominaliste " (ibidem).
  • François Rastier, dans son article " Paradigmes cognitifs et linguistique universelle " (Rastier, 1988), décrit, accompagnés de leurs options linguistiques, les deux paradigmes qui rivalisent dans les sciences cognitives, et dont le lexique rappelle étrangement celui des mythes objectiviste et subjectiviste :
  • - le cognitivisme intégriste ou orthodoxe : " dans l'ontologie cognitiviste, comme si les objets du monde étaient des symboles, ils en partagent bien des caractéristiques, comme la discrétion et l'identité à soi "… Ce paradigme s'assortit d'une linguistique " symbolique "…
    - le
    connexionnisme : " l'ontologie spontanée du connexionnisme n'est pas logiciste mais "physiciste" : l'objet n'est pas une entité discrète et dotée d'une identité à elle-même, mais une singularité sur un espace continu, et dont les saisies peuvent varier indéfiniment "… Il suppose un paradigme " subsymbolique "…
    Rastier présente alors une troisième voie, faite de synthèse et d'alternatives :
          o La synthèse : " Est-ce à dire qu'il faudra choisir entre une linguistique "
    symbolique" et une linguistique "subsymbolique" ? … une théorie linguistique digne de ce nom se doit de penser ensemble le symbolique et le subsymbolique "… Les recherches cognitives, qu'il invite à étendre aux sciences de l'homme et de la société (type théorique herméneutique, exemple : l'histoire) doivent admettre ce qu'il appelle l'herméneutique  rationnelle.
          o Les alternatives sont constituées par " la réjouissante variété de théories qui contestent le programme formaliste : Langacker, Lakoff, Talmy ", et certaines théories plus anciennes " injustement marginalisées " : linguistiques fonctionnelles de Halliday et de S. Dik, linguistique structurale européenne.
  • Lakoff et Johnson, toujours dans "Les métaphores dans la vie quotidienne", après avoir réhabilité la métaphore en lui redonnant une fonction cognitive, proposent " une troisième voie qui s'oppose aux mythes de l'objectivisme et du subjectivisme "… Ce " troisième choix ", la " synthèse expérientialiste ", est en fait un mélange de synthèse et de rejet des termes de la dichotomie (ils souhaitent " en prendre et en laisser " dans chacun des deux " mythes ").
  • - Synthèse, car " la métaphore associe la raison et l'imagination; c'est une rationalité imaginative … Une approche expérientialiste nous permet d'établir un lien entre les mythes objectiviste et subjectiviste … Il peut exister une sorte d'objectivité relative au système conceptuel d'une culture "…
    - Rejet, car " les mythes de
    l'objectivisme et du subjectivisme passent tous les deux à côté de la manière dont nous comprenons le monde grâce à nos interactions avec lui "…

Pour terminer ce survol de la " troisième voie ", remarquons chez ses partisans le rôle analogue joué par des expressions comme " herméneutique rationnelle ", " rationalité imaginative ", " visée figurative quoique abstraite ", auquelles on peut rajouter l'" humour sérieux " d'Henri Atlan dans "A tort et à raison, intercritique de la science et du mythe" (Atlan, 1986).. Ces expressions sont des variétés d'oxymores dont nous serons amenés à reparler …


---------------------------------------------------------------------

Vous êtes invités à laisser des commentaires, même brefs, sur cette première partie de l'article. La suite sera envoyée individuellement à toute personne ayant laissé un commentaire et son adresse e-mail. A bientôt ...

---------------------------------------------------------------------

La suite de l'article (gras, italiques et soulignés en attente ...), avec la bibliographie, se trouve sur le billet suivant .

Voici d'autres billets sur des thèmes voisins :

Alternative à la triade "Réel, Symbolique, Imaginaire"

Résumé du livre de J.-C. Milner : L’Œuvre claire, introduction et chapitre I

Analogie de l'ordinateur ; Subjectivité Artificielle ; Machina subjectiva

Conférence du 24/09/2009 sur la psychothérapie des psychoses 

Groupe, individu, sujet 


Rien n'est tout ! 

La métaphore du cycle de l'eau 

Glossaire de l'A.L.S.